Blog - Pierre-Yves Gibello

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vendredi, février 22 2013

Notes de lecture : Surveiller et punir (Michel Foucault)

Un classique (que vous avez peut-être lu) déjà abondamment commenté, mais peu importe : il est plus que jamais d'actualité !

Foucault inscrit la naissance de la prison dans l'émergence d'une société disciplinaire, et décrit un continuum "carcéral" qui intègre l'école, l'hôpital, l'industrie, l'armée, et les diverses formes de la prison (celle-ci n'en étant que l'ultime degré).

L'ouvrage en place la naissance au 18ème siècle, et fournit de nombreuses références historiques pour l'attester. Cette époque est présentée comme charnière dans le changement des modes de pouvoir :
- Avant, un pouvoir absolu, face auquel tout illégalisme était offense personnelle au souverain. Le supplice, ultime réponse pénale, théâtralisait la vengeance du souverain sur son "ennemi", si besoin en le détruisant par la force.
- Après, un pouvoir disciplinaire, issu de l'évolution économique et démographique (notamment, forte augmentation de la population, nécessitant de nouvelles techniques pour tirer le maximum de chacun et de la collectivité, dans le contecte nouveau de l'industrialisation).

Le pouvoir disciplinaire est à double sens : il assujettit, mais crée également du savoir, en observant ceux à qui il s'applique d'une manière de plus en plus scientifique (Foucault va jusqu'à y voir l'une des principales origines des sciences humaines, et joue sur le mot "discipline" - comme dans discipline médicale, liée à l'introduction de la discipline à l'hôpital dont s'ensuit un savoir de plus en plus structuré en "disciplines").

Fondé sur la "normalité" et la mesure d'un écart par rapport à la norme, le pouvoir disciplinaire s'appuie à la fois sur la Loi (de plus en plus codifiée, et non plus coutumière comme dans l'ancien régime), sur nombre de réglements détaillés qui régissent chaque institution, et sur de multiples examens (scolaires, médicaux, psychiatriques, etc...) permettant à la fois de mesurer chacun par rapport à la norme, et d'individualiser l' "usage" qui en est fait en fonction de ses capacités propres.

Le pouvoir disciplinaire est également fondé sur la surveillance de tous par tous, que Foucault nomme "panoptisme", par référence notamment à Jeremy Bentham (lequel inspira l'architecture de nombreux bâtiments axés sur la surveillance, dite "panoptique", mais dont les travaux prennent un sens plus général dans le contexte d'une société de surveillance).

Foucault met aussi en lumière l'émergence du pouvoir de punir et d'assujettir (celui défini par les règlements des prisons et les décisions hors juridiction, voire arbitraires, qui jalonnent la peine). Ce pouvoir est distinct du pouvoir judiciaire, et chaque institution (école, hôpital, armée, industrie...) en décline sa propre version.

Ce pouvoir extra-judiciaire est indissociable de la discipline : il permet, notamment, d'individualiser le traitement réservé à chacun (par exemple, de libérer un détenu pour bonne conduite, ou d'alléger ses conditions de détention).
Cette individualisation est au coeur du côté "correcteur" de la prison (qui persiste dans les idées modernes de réinsertion des condamnés) : la discipline sert non seulement à contrôler les écarts à la norme, mais aussi à les réduire en "normalisant" les individus (on retrouvera aisément le même arsenal de techniques dans les autres institutions de masse : armée, industrie, hôpital, école...).

En même temps, Foucault constate l'échec relatif de la prison, qui n'est jamais parvenue à farie baisser la criminalité. Dans ce cadre, pourquoi la prison a-t-elle tenu si longtemps, et s'est-elle même imposée comme mode principal de la punition ?

Foucault attribue à cet "échec" une utilité sociale qui le justifierait : la prison serait un mode de contrôle de la délinquance, un lieu où elle se définit et qui devient sa propre limite (le monde de la délinquance étant plus ou moins recouvert par la prison). Cette délinquance, état permanent distinct de l'acte illégal isolé, aurait son propre rôle dans l'ordre social : notamment, l'information (indicateurs, mouchards...), voire une forme de police parallèle, ainsi qu'un ensemble diffus pouvant être utilisé dans le cadre d'illégalismes tolérés (ceux des puissants ou de l'Etat, notamment).
La délinquance ainsi instituée servirait aussi de repoussoir aux "non-délinquants" (lesquels se définissent comme n'appartenant pas à cet autre "monde").

Au final, par le prisme d'un ouvrage dédié à la prison, Foucault étudie en fait l'émergence d'une société disciplinaire : la discipline apparaissant comme une technologie politique adaptée aux formes du pouvoir moderne... tendant même à être si bien assimilée par les individus qu'ils peuvent l'internaliser comme une "morale", devenant alors dociles par eux-mêmes.

lundi, février 21 2011

Notes de lecture : "L'institution imaginaire de la société", par Cornélius Castoriadis

Le titre de ce billet est peut-être inapproprié : son contenu est plutôt un condensé, écrit de mémoire et donc interprété, de ce que j'ai retenu d'essentiel. En espérant expliciter assez clairement, sans trop d'omissions ni de déformations, la pensée du philosophe... et vous donner envie de le lire (l'effort en vaut la peine).

En introduction, Castoriadis commence par critiquer le marxisme : en l'inscrivant dans une perspective historique, il établit que ses prémisses comme ses conclusions n'ont rien d'absolu (qu'une révolution conduise à la dictature du prolétariat implique qu'il existe un "prolétariat" et des "révolutions"; ces dernières, supposées causées par un décalage entre le social et l'économique, impliquent qu'il existe une sphère "économique" largement autonome, etc...).

Il en conclut qu'aucune théorie de l'histoire ne peut avoir de sens : ce qui est applicable au marxisme s'appliquerait à toute autre théorie, parce qu'elle s'appuierait sur des concepts institués lors du processus historique.

Dit autrement, l'histoire crée de l'altérité : elle crée ex-nihilo des choses nouvelles... et on ne peut en établir de théorie générale, forcément bâtie sur des bases qui n'existent pas encore !

Cette altérité est créée à différents niveaux : la psychologie de l'individu s'appuie sur l'imaginaire radical (qui crée des représentations nouvelles), mais le corps social fait de même : il existe un imaginaire social.

L'imaginaire social engendre un magma de significations, de références, d'objets, de rôles, qui prennent un sens pour la société considérée (inversement, ce qui ne se conforme pas à ce système de représentations n'existe pas pour la société en question).

Castoriadis appelle ces représentations / significations des institutions.

Exemple : l'existence de machines, même en grand nombre, ne suffit pas à engendrer le capitalisme (dit autrement... la technique n'est pas autonome). Le capitalisme apparaît parce qu'il existe des notions de "capital", de "moyens de production", des rôles de "capitaliste" ou de "salarié", une division du travail, un objectif d'accumulation de richesses...
Ces notions sont instituées, elles ne vont pas de soi (il y a des sociétés pour lesquelles elles n'existent pas).

Castoriadis se demande ensuite par quel processus l'imaginaire social institue la société et ses significations.

Il le fait en analysant le regard que porte sur elles la pensée héritée, qu'il assimile à la logique ensembliste / identitaire : la pensée traditionnelle s'appuie sur la possibilité de séparer / distinguer, puis d'assembler / regrouper en catégories, comparer, etc...
Ces opérations sont ensemblistes, et ce type de logique est à la base du langage comme de la technique. Il est donc très difficile d'en sortir !

La pensée héritée va souvent jusqu'à assimiler la réalité à la logique ensembliste / identitaire : c'est là que Castoriadis diverge de l'avis général.
Il ne nie pas que cette logique ait une prise importante sur la nature et le réel (langage et techniques sont appropriés pour le façonner), ni qu'elle ne puisse s'en abstraire totalement (on ne peut imaginer une société qui ignorerait la nécessité pour ses membres de se nourrir...)

Mais il adopte une vision plus large, et définit essentiellement deux forces à l'oeuvre dans l'institution de la société :
- La première, appelée legein, étend la notion de langage (il s'agit du dire / représenter, et le langage est son code).
- La seconde, appelée teukhein, étend la notion de technique (il s'agit du "faire" social, et la technique est son code).

Legein et teukhein ont une forte coloration ensembliste (le langage et la technique), mais vont au-delà, ayant notamment le pouvoir de créer ex-nihilo de l'altérité : quelque chose de radicalement nouveau, qui n'existait pas à l'intérieur du système, et qui ne peut en être dérivé par des opérations ensemblistes.

C'est par leur biais que les institutions (significations, rôles, finalités...) qui façonnent la société sont créées, et que s'exprime l'imaginaire social : il y a donc bien institution imaginaire de la société.

Le philosophe nous apprend donc à nous méfier des idées reçues : ce sur quoi nous appuyons notre raisonnement et nos analyses a été institué, et n'a souvent de sens que pour la société et l'époque dans lesquelles nous nous trouvons...

Petit clin d'oeil personnel, en conclusion : peut-il exister une "science économique" ?

jeudi, mars 19 2009

Notes de lecture : Eloge de la fuite

Par Henri Laborit, bien sûr. Le genre de livre un peu oublié au fond des (bonnes) bibliothèques, et dont le dépoussiérage peut amener son lot de bonnes surprises...

Laborit, neuro-biologiste, prend nos vieilles pulsions comme base de son analyse : notre but d'êtres vivants, c'est de préserver notre structure (par exemple, en se procurant de la nourriture, en évitant de reproduire les expériences malheureuses, etc...)
Le problème, c'est que nous partageons notre niche écologique avec d'autres individus, mus par les mêmes motivations : nous sommes donc en situation de concurrence.

S'ensuit l'élaboration d'une structure de dominance, devenue au gré de l'évolution une "échelle sociale" et une organisation de plus en plus normative, donc aliénante : assouvir pleinement nos pulsions dans le cadre de l'ordre social est impossible.
Car au fond, rien n'a changé : nos pulsions restent les déterminants de nos décisions (Laborit va jusqu'à nier la possibilité d'un choix libre, et donc remet en cause l'existence de toute forme de responsabilité).

Rien de nouveau ? Voire. Laborit aborde la sociologie sous l'angle de la biologie et du fonctionnement du système nerveux. Bien vu...

Mais pourquoi "éloge de la fuite" ? Explications...

Face à cet ordre social pesant, l'individu (en tant qu'être vivant) a 3 attitudes possibles : la soumission, la lutte, ou la fuite.

Pour la soumission, inutile de préciser que nous en faisons tous un usage immodéré, ne serait-ce qu'en se levant le matin, en étant poli, en amenant nos enfants à l'école et en respectant la plupart des lois : même le plus noir des anarchistes fait, pour l'essentiel, acte de soumission.

Pour la lutte... Laborit nous démontre facilement son impossibilité :
- Lutter seul est voué à l'échec. Essayez seulement, et la société vous éliminera d'une manière ou d'une autre.
- Lutter en groupe organisé apparaît possible (lutte syndicale ou politique, par exemple). Mais dans ce cas, on s'agrège à une organisation, dans laquelle le modèle classique de dominance ne tarde pas à se mettre en place (rappelez-vous, toujours nos vieilles pulsions).
Autrement dit, on remplace une dominance par une autre : ou encore, lutter contre le modèle de dominance, c'est lutter contre notre propre nature... donc c'est impossible.

Reste la fuite !

Pour Laborit, la fuite se conçoit avant tout dans l'imaginaire. Elle y permet, entre autres, la création, l'art et la science. D'autres fuites étant possibles, chacun devrait pouvoir trouver la sienne...

Quoiqu'il en soit, le seul espace de liberté concevable s'ouvre en regard de la fuite : enseignement fondamental, dont l'épaisse poussière des bibliothèques ne saurait nous tenir longtemps éloignés !