Il n'est pas inimaginable que le concepteur d'un ustensile de cuisine ou d'un programme d'ordinateur cherche en fait, non pas à concevoir un ustensile ou un programme, mais à changer durablement l'ordre des choses. Son travail, même s'il vise un but mercantile, peut se révéler à terme un acte politique.

Sans pousser le raisonnement si loin, toute "bonne" conception doit s'inscrire dans un futur non encore prédictible : envisager les mutations qu'elle va provoquer, son réemploi comme un constituant de l'avenir sous la forme d'innovations ou d'usages futurs - et s'appliquer soit à rendre ce réemploi possible, soit à l'empêcher.

Enfin, il convient de ne pas oublier qu'il est dans la nature même d'une création d'échapper à son créateur, et qu'à ce titre mieux vaut être conscient de ses responsabilités.

Ces idées sont remarquablement résumées par la célèbre formule de Marshall McLuhan : "Le médium, c'est le message" ("Pour comprendre les média", 1964). Cet aphorisme éclaire d'un jour particulier la responsabilité et le pouvoir du concepteur.

McLuhan définit comme "médium" tout ce qui prolonge et étend les capacités de l'homme, et nous apprend que la nature du "medium" et la manière dont elle intéragit avec la nature humaine sont infiniment plus importantes que le contenu du "message" véhiculé.

Par exemple, le "message" porté par la mécanisation de l'industrie, c'est la profonde mutation sociale qu'elle a induite : le "contenu" produit par les usines mécanisées importe peu. Que l'on fabrique à la chaîne des voitures ou des saucisses n'y change rien : l'important, c'est l'impact des usines mécanisées sur l'ordre social.

Le vrai message est donc le medium lui-même, le contenu qu'il porte pouvant quasiment être négligé.

Ce principe est applicable aux média "classiques"; par exemple, le contrôle d'Internet par la voie du contenu (via le droit d'auteur, la censure, etc...), quoique prôné par nombre de législateurs et de moralistes, relève de l'aveuglement : prétendre contrôler un médium via son contenu est absurde.

Conséquence immédiate : tout concepteur porte une lourde responsabilité, toute innovation ayant une vie propre susceptible de modifier l'ordre social ou moral, ou encore de favoriser, ralentir, ou orienter le progrès et la connaissance.

A ce titre, l'exemple d'Internet est édifiant : ceux qui en ont jeté les bases travaillaient pour le compte de l'armée des Etats-Unis, peu réputée pour sa vision libertaire et sa transparence. Et il semble bien qu'ils aient conçu un medium délibérément incontrôlable, portant ainsi une vision du monde bien éloignée de celle de leur commanditaire, tout en respectant malgré tout les termes de leur contrat !

Plus récemment, Lawrence Lessig a montré que la technologie a un impact sur nos droits, impact qui échappe même au législateur, et qu'il résume par la formule "code is law" - "le code (ou le programme), c'est la loi" ("L'avenir des idées", 2005).

Les droits réels d'un citoyen dépendent de plus en plus des services que la technologie lui offre, du fait de l'omniprésence de celle-ci : à quoi sert une loi qui vous donne des droits si aucun moyen ne vous permet de les exercer ? A l'inverse, certains moyens techniques en libre accès peuvent vous donner des possibilités bien au-delà du droit, ou non encore adressées par celui-ci (et que l'usage pourra même transformer en droits de fait, inscrits plus tard dans la loi).

Le concepteur est donc dépositaire d'un pouvoir "législatif" : les moyens techniques qu'il met à disposition peuvent limiter ou étendre le champ d'application du droit, hors de tout contrôle démocratique ou étatique.

Celui qui conçoit un système doit a minima être conscient de ces effets dérivés. Hélas, c'est trop rarement le cas, et ces effets sont généralement perçus comme fortuits - quand ils ne prennent pas la forme de dommages collatéraux, parfois attribués à la fatalité.

A contrario, il est envisageable de les utiliser sciemment, en recherchant un effet produit qui dépasse de très loin la destination première de ce qui est conçu. Mais s'il très facile de tenir de tels objectifs secrets, et d'abuser au besoin un employeur ou un bailleur de fonds (ce qu'ont fait les concepteurs d'Internet vis-à-vis de l'armée américaine), il est beaucoup plus difficile de prédire les effets réels de l'innovation, ainsi que leur possible étendue temporelle, spatiale ou idéologique...