Le triangle de quoi ?

Le "triangle de Sierpinski" est une figure fractale bien connue, composée de triangles inclus à l'infini dans d'autres triangles, comme des poupées russes. Il ressemble à ceci (j'ai piqué l'image à un certain Jake Wildstrom, qui je l'espère ne m'en voudra pas) :
Triangle de Sierpinski

A priori, la figure n'a rien de très original. Si ce n'est qu'on peut l'engendrer à partir de l'algorithme suivant :

  • Tracer un triangle (3 sommets : A, B et C)
  • Choisir au hasard un point du plan (même pas forcément dans le triangle) : appelons-le P
  • Ensuite, par itérations successives :
    • Choisir au hasard l'un des 3 sommets (A, B ou C)
    • Tracer un nouveau point à mi-distance de P et du sommet choisi. Ce point sera le nouveau point P de départ, pour l'itération suivante...

Au bout de quelques milliers d'itérations, vous verrez apparaître un beau triangle de Sierpinski ! Ce processus est fort bien illustré par une applet java que l'on peut trouver ici : essayez-là, c'est édifiant (cliquez sur "Go", sélectionnez un point à l'intérieur du triangle, et c'est parti !)
Le plus surprenant, c'est que la figure qui apparaît ressemble à un triangle de Sierpinski... mais n'en est pas un : les points sont tous infiniment proches du triangle, mais ne sont jamais dessus.
En fait, ils "gravitent" autour du triangle : ils dessinent ce qu'on appelle une orbite autour d'un "attracteur" (le triangle de Sierpinski).

Cette notion d'attracteur est essentielle, car elle a une portée générale : avec une formule très simple (l'algorithme cité plus haut, énonçable en quelques lignes), on arrive à engendrer avec l'aide du hasard une infinité de figures différentes, qui ont toutes la même structure ou forme (selon le point de départ et les choix aléatoires des sommets, chaque triangle engendré ne sera identique à aucun autre - pourtant, tous seront semblables).
Si çà ne vous rappelle rien, je vais prendre un autre exemple : l'ADN. Quelques milliers de gènes permettent d'engendrer un animal complexe : vous, qui ressemblez à votre voisin, sans jamais être identique.
Il se pourrait bien que vous et moi soyons deux orbites différentes, engendrées par un même attracteur : les règles codées par l'ADN avec une pincée de hasard, pour simplifier... un peu comme pour le triangle de Sierpinski !

Et la révolution là dedans ?

J'y viens... avec, vous commencez à vous en douter, l'idée suivante : ce qui est sous-jacent à l'ordre social est une forme d'attracteur. L'ordre social est une orbite autour d'un "attracteur social".

L'ordre social s'engendrerait lui-même, selon un processus certes plus complexe, mais analogue à celui détaillé plus haut pour le triangle de Sierpinski.
On retrouve, décrit de manière plus informelle, ce genre d'intuition dans un billet récent de la blogueuse Agnès Maillard (qui tient un fameux blog politique à la limite du révolutionnaire); je cite :

"En gros, ce qui motive les gens à s'arrêter au feu rouge, c'est leur adhésion intime au principe qu'il est mieux pour leur gueule de se conformer aux règles et aux usages communs que de chercher la merde en faisant n'importe quoi. Ce n'est donc pas la peur du gendarme ou de la sanction qui garantit le mieux la paix civile, c'est l'intime conviction qu'il est plus profitable de traverser dans les clous que de jouer les aventuriers. Une société fonctionne surtout selon un principe de libre adhésion et de quelque chose qui est de l'ordre de la foi."

Constat quelque peu imprécis, mais qui dénote l'intuition d'un mystérieux mécanisme sous-jacent à l'ordre des choses... Ensuite notre blogueuse termine sur une note plus insurrectionnelle (et plus convenue) : pour résumer, à force d'exploiter les gens, on atteindrait un seuil au-delà duquel l'ordre social ne serait plus tolérable; je cite encore :

"De plus en plus de gens ont du mal à satisfaire leurs besoins élémentaires pendant qu'une poignée d'autres affiche un luxe outrancier. Le contrat social a été piétiné de manière unilatérale et il convient d'agiter un gourdin de plus en plus gros pour maintenir les gueux à leur place, pour les forcer à respecter des règles qui, manifestement, n'ont plus pour objectif que de protéger ceux qui profitent du système ( ... ) C'est un assez mauvais calcul à moyen terme. Parce que les tensions créées par les déséquilibres grandissants et cumulés finissent toujours par exploser, violemment, sans que jamais il ne soit possible de prévoir où, quand, comment et pourquoi."

Cette analyse est plus discutable, car souvent démentie par les faits : il existe nombre d'endroits dans le monde où la liberté est bafouée, où les gens meurent de faim ou sont réduits à l'esclavage, sans que la moindre révolution (ni révolte d'ampleur) n'éclate.

Revenons alors à notre triangle de Sierpinski, vu comme métaphore de l'"attracteur social" : se révolter, c'est en quelque sorte décaler le point courant, momentanément, à l'écart de l'orbite. Mais la poursuite des itérations fera revenir les points suivants vers le triangle, et l'orbite ne sera, au mieux, que très légèrement déformée.

Tant que l'attracteur persiste, rien ne change dans l'ordre des choses. Ce qui revient à donner de la révolution la définition suivante : "la révolution est un changement d'attracteur".

Comment change-t-on d'attracteur ?


En fait, le plus important est de comprendre que le changement d' "attracteur" ne provient ni de l'ampleur de l'oppression (engendrée par l'attracteur lui-même), ni de la force des idées.



La Révolution Française est perçue par certains historiens comme mue par la montée de l'industrie, portée par une certaine bourgeoisie d'affaires : l'avènement d'une industrie moderne étant incompatible avec les règles de l'ancien régime, ces règles ont inexorablement été balayées, le sens de l'histoire étant alors sous-tendu par une mutation d'ordre économique.

A un degré moindre, l'avènement des techniques de l'assurance, ensuite transférées dans la sphère publique, a donné corps à ce qui fut appelé l' "Etat providence", lequel a retiré à la religion son monopole...de la Providence, justement ! Le phénomène va amplifier la laïcisation des institutions, produisant un profond changement social (phénomène très bien décrit par Pierre Rosanvallon dans son essai "La crise de l'Etat Providence").

Ces exemples illustrent à divers degrés quelque chose qui est de l'ordre du "changement d'attracteur", ce dernier prenant une forme nouvelle autour duquel se "cristallise" une nouvelle société. Autrement dit, la révolution résulterait d'une forme d'innovation de rupture, en donnant au terme "innovation" un sens élargi : de nouvelles techniques, idées, une nouvelle approche, des usages qui apparaissent, et finissent par atteindre un seuil critique à partir duquel tout bascule, parce que l'ordre existant devient un carcan démodé et sclérosant.

Phénomène, sans doute, impossible à produire de façon volontaire : on ne décrète pas la révolution. Quant à savoir si certains phénomènes récents, comme celui d'internet et de la société de l'information, sont de magnitude suffisante pour provoquer une révolution... Les historiens de demain pourront en débattre !