Pour l'UE, "fermé" serait synonyme de "quasi ouvert"

Traduction française d'un article de Glyn Moody, paru le 2 novembre 2009 sur son blog ComputerWorld UK. Traduit par Pierre-Yves Gibello.

French translation of Glyn Moody's ComputerWorld UK blog article (as of Nov. 2, 2009). Translated by Pierre-Yves Gibello.

Version originale (anglais) : Original version (english).

Le Référentiel Européen d'Interopérabilité (EIF - European Interoperability Framework) est un important document produit, pour l'Union Européenne, par l'IDABC (“Interoperable delivery of pan-European eGovernment services to public administrations, businesses and citizens” : organisme chargé de cadrer l'intéropérabilité technique de l'eGouvernement et des services publics en ligne).

Depuis la version 1 sortie en 2004, la bataille fait rage autour du concept d' "ouverture" et de son traitement dans la version 2. A la lecture d'une version officieuse proche de la version finale, il semble bien que les lobbyistes agissant pour le compte des éditeurs de logiciels propriétaires aient gagné la partie.

Voici ce que disait la version 1 à propos des standards ouverts :

Pour adresser l'intéropérabilité dans le contexte des services d'eGouvernement à l'échelle Européenne, les standards ouverts doivent servir de points de repère. Les caractéristiques minimales d'une spécification et des documents afférents pour être considérés comme un standard ouvert sont les suivantes :

Le standard a été adopté et sera maintenu par une organisation sans but lucratif, son évolution étant basée sur un processus de décision ouvert et mis à disposition de toutes les parties intéressées (consensus ou décision majoritaire, etc...).

Le standard a été publié et le document de spécification correspondant est disponible à titre gratuit ou à coût nominal. Il doit être permis à tous de le copier, le distribuer et l'utiliser gratuitement ou à coût nominal.

La propriété intellectuelle - par exemple, les éventuels brevets - du standard (ou de parties du standard) est irrévocablement disponible sans avoir à payer de royalties.

Aucune contrainte ne limite la réutilisation du standard.

Et voici ce qui était dit de l'open-source :

Le logiciel open-source tend à utiliser et favoriser la définition de spécifications ouvertes et publiques. Les produits open-source sont par nature des spécifications publiques, et la disponibilité de leur code source permet un débat ouvert et démocratique autour des spécifications, les rendant plus robustes et intéropérables. Ainsi, l'open-source répond aux objectifs de ce Référentiel et doit être évalué et considéré favorablement vis-à-vis des alternatives propriétaires.

Voici ce que la version 2 officieuse, obtenue suite à une fuite par Brenno de Winter (dans Webwereld, titre Hollandais de ComputerWorld UK), dit des standards ouverts et de l'open-source : Rien.

Au lieu de quoi l'on y trouve cet invraisemblable paragraphe sur l' "Ouverture" :

Dans le contexte de l'EIF, l'ouverture est la volonté de personnes, d'organisations, ou d'autres membres d'une communauté d'intérêt, de partager du savoir et de stimuler le débat au sein de cette communauté, dans le but ultime de faire progresser ce savoir et son usage pour résoudre des problèmes pertinents. En ce sens, l'ouverture conduit à de considérables gains d'efficacité.

Cette phrase de la version 1, "la disponibilité de leur code source permet un débat ouvert et démocratique autour des spécifications, les rendant plus robustes et intéropérables", en disparaissant, se voudrait renaître comme "idée centrale" de la version 2 : mais sous une forme si vague, évanescente et sans contenu qu'elle ne mérite plus guère ce grand nom d' "Idée".

Et il y a pire : non contente d'éliminer toute définition concrète d'un standard ouvert, la version 2 s'attache ensuite à redéfinir la "fermeture" comme une nuance de l'ouverture, mais sans aucune de ses propriétés : 

Il existe divers degrés d'ouverture.

Les spécifications, logiciels et méthodes de développement qui mettent en avant la collaboration et dont les résultats sont librement accessibles, réutilisables et partageables, sont considérés comme ouverts et se trouvent à une extrémité du spectre, alors que les spécifications propriétaires non documentées, le logiciel propriétaire, le rejet ou la résistance à la réutilisation de solutions, par exemple le syndrôme "not invented here", se trouvent à l'autre extrémité. Le spectre des approches possibles entre ces deux extrêmes peut être appelé "continuum de l'ouverture".

Compris ? "Fermé" se trouve d'un côté du spectre de l'ouverture, ce qui implique que l'on puisse inclure des solutions fermées dans le référentiel d'intéropérabilité parce qu'elles font parties de ce continuum. De fait, la version 2 poursuit ainsi :

Alors qu'il existe une corrélation entre l'ouverture et l'intéroperabilité, il est également vrai que l'intéropérabilité peut être obtenue sans ouverture, par exemple via l'homogénéité des systèmes TIC, ce qui implique que tous les partenaires utilisent, ou acceptent d'utiliser, la même solution pour mettre en oeuvre un Service Public Européen.

Selon cette ligne de pensée, si tout le monde était contraint d'utiliser Microsoft Word pour échanger des documents, l'intéropérabilité serait effective. Sauf qu'elle ne le serait point, parce qu'intéropérabilité signifie qu'au moins deux choses différentes opérent ensemble : la self-opérabilité est triviale. L' "homogénéité" de la version 2 serait mieux décrite comme monopole et mono-culture - et les vingt dernières années nous ont appris à quel point ce choix serait dangereux.

Il est facile de comprendre pourquoi certaines entreprises préfèreraient le texte de la version 2. La version 1 dit explicitement : "La propriété intellectuelle - par exemple, les éventuels brevets - du standard (ou de parties du standard) est irrévocablement disponible sans avoir à payer de royalties." Ceci permettrait des implémentations alternatives provenant de la communauté open-source, par ailleurs incapable de payer des royalties. Le texte actuel, en permettant à des solutions brevetées et propriétaires de faire partie du "continuum de l'ouverture", écarte la concurrence des logiciels libres : c'est bien commode.

Il est difficile de dire où en est exactement le processus d'écriture de la version 2, et si la copie officieuse reflète les avancées les plus récentes. Mais le commentaire placé en en-tête :

L'EIF qui sera effectivement publié sera formaté au préalable : des contrôles intensifs de cohérence seront opérés, ainsi que d'autres vérifications concernant les abréviations, les références en pied de page, la grammaire, etc...

suggère qu'il ne resterait qu'un peu de ménage à faire avant publication finale.

Mais ne vous méprenez pas : si la véritable version 2 du Référentiel Européen d'Intéropérabilité a quelque chose à voir avec celle présentée ici, avec sa pathétique notion d'ouverture dévaluée et son adoption de ce risible "continuum de l'ouverture", elle représentera un important recul pour l'usage du logiciel libre en Europe, et un soutien majeur aux éditeurs de logiciels propriétaires et aux brevets qu'ils défendent trop souvent ici-même - bien que le logiciel en tant que tel ne puisse être breveté en Europe.

Ainsi, ce pourrait être le bon moment pour commencer à faire du bruit autour de cette information en la faisant circuler, ne serait-ce qu'au cas où l'UE serait tentée par une orientation aussi mal avisée...